Chroniques

Sauver les marchés (financiers)

Carnets paysans

J’ai le très vif souvenir de la camionnette de la Direction des services vétérinaires cherchant le troupeau, réduit à sa plus simple expression, d’un éleveur qui avait quelque temps auparavant cessé son activité. Il soignait encore quelques brebis, de celles avec lesquelles il avait tissé un lien particulier. C’était l’automne 2017 et l’Etat français chassait la fièvre catarrhale ovine qui avait resurgi en Haute-Savoie, par le biais des incessants transports d’animaux. De toutes parts, l’ordre de vacciner était jugé irrationnel pour nombre de petits élevages. Le virus est endémique chez les animaux sauvages avec lesquelles les bêtes domestiques voisinent sur les alpages. Les vecteurs, de minuscules moucherons, vivent dans le fumier et la raréfaction des hirondelles, martinets et amphibiens contribue à leur expansion. Qu’importe, il fallait que les trois brebis restant à cet ami berger fussent vaccinées et l’Etat avait dépêché deux fonctionnaires à cet effet. Les vaccineurs vaccinèrent. Quelques semaines plus tard, l’ordre de vacciner était annulé… La vaccination imposait un arrêt de commercialisation du lait, déclenchait avortements et maladies. Pour de nombreux éleveurs, le coup fût rude, parfois insurmontable.

Décider comment répondre à une épidémie est un acte politique. A rebours de ce que les discours unanimistes voudraient faire croire, les décisions prises prennent appui sur une position politique au moins autant que sur des faits avérés. Dans le cas qui nous occupe – et je ne parle plus, on l’aura compris, de la fièvre catarrhale ovine –, les déterminants politiques de l’action des gouvernements depuis le surgissement du virus sont limpides. Il s’est agi de permettre aux industries de continuer leur activité comme si de rien n’était, avec ce que cela implique de déplacements intercontinentaux, de voyage d’affaires, de concentrations humaines dans les usines, les chantiers, les supermarchés, etc. Ce choix s’est fait au risque de devoir, en extrême urgence, restreindre drastiquement les libertés publiques.

Les exemples pourraient se décliner dans d’innombrables domaines. Pour m’en tenir à celui de cette chronique, l’interdiction des marchés de plein vent (Le Courrier, 18 mars 2020) est un exemple remarquable d’une décision pseudo-technique et très politique. Après cinquante ans d’hégémonie agro-industrielle sur l’approvisionnement alimentaire, toute autre solution que la grande distribution ne pouvait être regardée par un conseiller fédéral que comme un danger sanitaire majeur.

Pour nous qui ne sommes pas conseiller fédéral, l’évidence saute pourtant aux yeux. La structure infantilisante du supermarché fonctionne à plein en temps normal. Ses effets sont exacerbés en temps de crise. La disponibilité permanente d’une abondance outrancière de produits, de rayons débordants d’une offre inépuisable. L’agencement des rayons, l’éclairage, la musique de fond étudiés par des spécialistes. Tout nous pousse à consommer plus qu’il est nécessaire. C’est là, et non pas dans quelque invariant anthropologique, qu’il faut chercher les causes des razzias contre lesquelles s’élèvent les moralistes. Les mêmes, en temps normal, célèbrent les Black Fridays, les soldes permanentes et les parkings géants des supermarchés des périphéries urbaines.

L’invisibilisation du travail de caisse1>Marlène Benquet, Encaisser! Enquête en immersion dans la grande distribution, Paris, La Découverte, 2013. et de mise en rayon est à l’œuvre de façon permanente dans la publicité des chaînes de grande distribution. Elle a conduit à un retard extrêmement grave dans la mise en place de mesures de protection des travailleuses et travailleurs (Tribune de Genève, 23 mars 2020; Le Courrier, 24 mars 2020), déjà fortement précarisés2>Nicola Cianferoni, Travailler dans la grande distribution: la journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale?, Seismo, 2019., de ces enseignes, ainsi qu’à des comportements individuels détestables de la part des clients.

Dans un récent communiqué, le Mouvement pour une agriculture paysanne et citoyenne (MAPC) souligne, à juste titre, que les marchés de plein vent peuvent très bien s’adapter à la situation présente. Le mouvement relève aussi à quel point les situations de crise sanitaire ont contribué par le passé à la disparition de l’agriculture paysanne. Mais le Conseil fédéral a fait son choix. Ce qu’il entend sauver de cette catastrophe, ce sont d’abord les marchés financiers.

Notes[+]

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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